mardi 12 mai 2009

Des puces sur un mammouth

Il y a trois mois, c'est-à-dire courant février 2009, on n'entendait parler que de ça : la crise économique était "majeure", "gravissime", "sans précédent depuis cinquante ans", bref,en un mot : HISTORIQUE.
Pas un journal, pas une radio, pas une chaîne pour nous rappeler ad nauseam que cette crise c'était pas pour les tapettes, que nous allions bientôt manger des racines et rapiécer nos guenilles au coin d'un feu de cagettes, que la guerre civile était imminente. Les chiffres (souvent contradictoires) pleuvaient : plus forte hausse du chômage aux États-Unis en trente ans, ou cinquante, plus forte décroissance sur un trimestre depuis 19xx, plus bas taux d'intérêts depuis... on ne sait quand. Des analyses, des éditos, des articles nous démontraient par centaines que l'horreur nous attendait au détour de l'année, sinon en 2010, ou 2011, ou en 2012 s'il le faut, ah ah vous pouvez vous cacher la Crise vous retrouvera tôt ou tard : explosion sociale, hausse des ventes d'armes, villes américaines sinistrées, replis nationaux et guerres inévitables.
Je ne dis pas que tout était faux. Ce que je retiens, c'est que depuis trois mois la crise s'est en effet approfondie, il y a encore plus de chômeurs aux Etats-Unis, en France, au Canada, mais paradoxalement les médias n'en parlent presque plus. Le choc, c'est l'annonce, après on s'en fout.
Il y a moins de deux semaines, on allait tous crever de grippe comme des pourceaux. Et rebelote avec les chiffres "historiques", les comparaisons avec 1918, les projections alarmistes.
Je ne dis pas que tout ce remue ménage était sans fondement. Ce que je retiens, c'est que même si la grippe s'est étendue depuis, les médias ont rangé leurs trompettes. Pas assez fulgurante, la progression, les gens vont penser qu'on se fout d'eux.
En janvier, nous vivions un instant "unique dans l'Histoire" avec l'investiture de B. Obama. Flopées de superlatifs, larmes en gros plan sur tous les écrans, alléluia ! Nous tenions un Great Moment, un vrai de vrai.
Quatre mois plus tard, l'engouement s'est pas mal estompé, dommage car le nouveau président a justement montré qu'il n'était pas là (seulement) pour avoir son nom dans les dicos. Mais le concret, ça vend moins que le fantasme.
C'est toujours comme ça.
Le tsunami de 2004, les ouragans "force 15", le SRAS et j'en passe.
Quand ça arrive ou que ça peut arriver, on nous remet dans une perspective "historique". « Et alors ? », me dites-vous. « Ce n'est pas nouveau ! Remember 1990, l'Irak avec sa "troisième armée mondiale", nous étions à l'aube du crépuscule des Dieux ».
Non, ce n'est pas nouveau. Mais en vingt ans, le rythme de l'actualité a changé. Pas dans le fond - il y toujours autant de désastres et de menaces potentielles - mais dans sa forme, que je dirais merchandisée à l'extrême. Et qu'est ce qui donne le plus de valeur à une nouvelle ? Son caractère historique.
Alors les médias sont sur le qui-vive, à qui donnera le scoop à saveur "grand moment d'Histoire".
Et les "consommateurs" de news, dont je fais aussi partie, à mon corps défendant, se précipitent sur ces promesses d'éternité.
Pour dire "je l'ai vécu", pour se sentir dans le Temps, dans l'Histoire, pour vivre la postérité par procuration. Ils seront morts dans un siècle, mais alors leur microscopique existence sera vaguement reliée à un événement, comme des esprits à une maison hantée. Ou des puces à un mammouth. Et ils ne s'en cachent même pas : combien de personnes qui se sont rendues à Washington en janvier l'ont fait, de leur propre aveu, pour pouvoir dire plus tard à leur petits-enfants "j'étais là" ?
Au risque de me répéter, ce n'est pas nouveau comme comportement, mais c'est devenu quasiment frénétique, c'est la recherche de la dose maximum d'Histoire, là, maintenant, et ça retombe aussi vite, et même plus vite que jamais. À défaut d'être acteur, on se contentera d'être spectateur, mais pas n'importe lequel : au premier rang si possible. Le 11 septembre a autant frappé l'imagination par sa violence physique que par son "historicité" évidente, l'Histoire en marche venait de trébucher et le monde entier retenait son souffle.
Imaginez la bataille de Pharsale sur Facebook, Waterloo sur Tweeter, la Grande Peste sur Internet. À l'époque, les gens n'étaient pas forcément conscients de vivre des moments historiques. Beaucoup sont même carrément passé à côté. Mais deux mille ans ou deux siècles plus tard on s'en souvient encore.
Maintenant, on ne veut plus passer à côté. Mais qui se souviendra de la grippe porcine dans vingt ans ?
À moins qu'elle ne s'avère vraiment historique.
Mais ça c'est une autre histoire.

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